Cession de fonds de commerce et cession de droit au bail : une distinction essentielle en pratique
La cession d’un local commercial peut intervenir sous deux formes principales : la cession de fonds de commerce ou la cession du droit au bail. Ces deux opérations, bien que parfois proches dans leurs effets apparents, obéissent à des logiques juridiques, fiscales et contractuelles très différentes. La distinction est fondamentale tant pour les praticiens du droit que pour les bailleurs, locataires, acquéreurs et investisseurs. Une erreur de qualification peut avoir des conséquences lourdes, notamment en matière d’opposabilité au bailleur, de taxation ou de responsabilité.
Cet article a pour objet de proposer une analyse complète, structurée et opérationnelle de cette distinction, en s’appuyant sur les textes, la jurisprudence et les enjeux pratiques que recouvre cette dichotomie.
I. Cession du fonds de commerce : définition, nature et éléments constitutifs
A. Définition et fondement juridique
Le fonds de commerce est une universalité de fait composée d’éléments corporels (matériel, outillage, agencements, véhicules) et incorporels (clientèle, nom commercial, enseigne, droit au bail, autorisations administratives, etc.) affectés à l’exploitation d’une activité commerciale, industrielle ou artisanale.
La cession du fonds de commerce est régie par les articles L. 141-1 et suivants du Code de commerce, qui imposent un formalisme spécifique destiné à protéger tant l’acquéreur que les créanciers du cédant.
B. L’élément central : la clientèle
La clientèle est l’élément déterminant du fonds de commerce. Sans elle, il n’y a pas de fonds. C’est ce critère qui, en pratique, permet de distinguer une cession de fonds de commerce d’une cession du seul droit au bail. La jurisprudence l’a rappelé avec constance : la clientèle doit être réelle, propre et transmissible (Cass. com. 6 déc. 1982, n° 81-14.422 ; Cass. 1re civ. 11 déc. 2001, n° 99-21.060).
C. Effets de la cession de fonds
La cession d’un fonds de commerce entraîne, sauf stipulation contraire, le transfert de l’intégralité de ses éléments constitutifs. Parmi eux, le droit au bail est souvent un élément majeur, en particulier dans les centres-villes ou les centres commerciaux où la valeur locative est décorrélée de la valeur d’usage.
À ce titre, l’article L. 145-16 du Code de commerce interdit au bailleur de s’opposer à la cession du bail lorsqu’elle intervient dans le cadre d’une cession de fonds de commerce, sauf clause contraire dans le contrat.
II. La cession du droit au bail : une opération distincte et plus restreinte
A. Définition et mécanisme
La cession du droit au bail est l’acte par lequel le locataire transmet à un tiers, en dehors de toute cession de fonds de commerce, la jouissance des lieux loués ainsi que ses droits et obligations issus du contrat de bail commercial.
Elle peut être gratuite ou onéreuse. Elle ne comprend pas nécessairement la clientèle, ni le matériel, ni les stocks.
B. Une opération conditionnée par les clauses du bail
Contrairement à la cession du bail dans le cadre d’une cession de fonds de commerce, la cession isolée du droit au bail est souvent soumise à autorisation préalable du bailleur, ou restreinte contractuellement (clause d’agrément, clause d’intuitu personae, interdiction générale).
Le bailleur peut ainsi refuser légitimement la cession si elle est prohibée ou si les conditions posées par le bail n’ont pas été respectées.
III. Critères jurisprudentiels de distinction
La jurisprudence joue un rôle clé dans la qualification de l’opération. Le libellé de l’acte ne suffit pas : les juges recherchent la réalité de la transaction.
A. Présomption simple : le critère de la clientèle
Une opération est qualifiée de cession de fonds de commerce si la clientèle est cédée, même implicitement. À l’inverse, s’il est établi que le locataire a cessé toute activité et qu’aucune clientèle n’est transférée, il s’agira d’une cession de droit au bail, même si l’acte est intitulé autrement.
Ainsi, ont été qualifiées de simples cessions de droit au bail :
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la cession postérieure à la cessation d’activité du locataire (Cass. 3e civ. 28 févr. 1990, n° 88-15.715),
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la cession d’un local sans reprise de l’activité antérieure ni de clientèle (Cass. com. 12 déc. 1989, n° 87-19.154),
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la cession d’un local à un tiers exerçant une activité radicalement différente sans reprise d’éléments corporels ou incorporels (Cass. com. 24 janv. 2006, n° 04-15.784).
À l’inverse, la cession a été qualifiée de cession de fonds de commerce dès lors qu’elle incluait une branche d’activité autonome dotée de sa propre clientèle (Cass. com. 14 avr. 1992, n° 89-20.908 ; Cass. com. 3 mai 1995, n° 92-18.100).
B. Intention des parties et réalité économique
Les juges peuvent écarter la qualification retenue par les parties dans l’acte pour lui substituer celle qui correspond à la réalité économique de l’opération (Cass. com. 31 mai 1988, n° 86-13.486).
C’est donc l’existence effective d’une exploitation et la transmission d’éléments permettant de la poursuivre qui permettent de trancher.
IV. Incidences juridiques, fiscales et pratiques
A. Opposabilité au bailleur
En cas de cession de fonds de commerce, le bailleur ne peut s’opposer à la cession du bail, sauf clause contraire expresse. À l’inverse, en cas de cession isolée du bail, les clauses du contrat peuvent interdire ou encadrer l’opération. Toute cession irrégulière est inopposable au bailleur.
B. Publicité et droit d’opposition
La cession de fonds de commerce est soumise aux formalités prévues par les articles L. 141-12 à L. 141-22 du Code de commerce : publicité dans un journal d’annonces légales, publication au BODACC, droit d’opposition des créanciers, consignation du prix pendant 10 jours, etc.
La cession du droit au bail, sauf clause contractuelle particulière ou cession concomitante du fonds, n’est pas soumise à ce régime.
C. Régime fiscal
Les conséquences fiscales divergent :
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en cas de cession de fonds, des droits d’enregistrement de 3 % ou 5 % s’appliquent sur le prix hors stocks (CGI art. 719).
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en cas de cession de droit au bail, le droit est fixé à 5 % du prix, sauf exonérations ou cas particuliers (CGI art. 719, al. 2).
Par ailleurs, en cas de cession de fonds, l’acquéreur peut être solidairement tenu au paiement de certaines dettes fiscales du cédant (CGI art. 1684 1 bis).
V. Recommandations pratiques pour sécuriser l’opération
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Vérifier l’objet de la cession : le projet porte-t-il uniquement sur la jouissance des locaux, ou également sur une activité commerciale et sa clientèle ?
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Analyser les clauses du bail : la cession est-elle libre ou encadrée ? Une clause d’agrément est-elle stipulée ?
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Rédiger avec soin l’acte : l’acte doit décrire précisément les éléments transmis. Un inventaire contradictoire est recommandé.
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Respecter les formalités : en cas de cession de fonds, publier les avis obligatoires et purger le droit d’opposition des créanciers.
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Anticiper les conséquences fiscales : faire évaluer les droits d’enregistrement et intégrer cette charge dans la négociation.
Conclusion : une distinction qui ne tolère pas l’approximation
Dans la pratique, la frontière entre cession de fonds de commerce et cession de droit au bail est parfois ténue. Mais en droit, elle produit des effets considérables. Elle conditionne non seulement les obligations à la charge des parties, mais aussi l’opposabilité de l’acte au bailleur, la validité de la cession, les formalités à accomplir et le régime fiscal applicable.
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