À propos de Cass. 3e civ., 6 juill. 2023 et de l’arrêt CA Rouen, 1er déc. 2022 (n° 21/03711)
La clause résolutoire demeure l’un des outils les plus redoutables du bailleur commercial, tant elle opère de plein droit et échappe à toute modulation judiciaire dès lors que le commandement visant cette clause n’est pas suivi d’effet. Sa mise en œuvre n’est toutefois pas absolue : la jurisprudence exige du bailleur qu’il soit, au jour où il entend utiliser cet instrument, irréprochable dans l’exécution de ses propres obligations.
La décision commentée illustre ce principe fondamental du droit des contrats et du statut des baux commerciaux : un bailleur ne peut invoquer la clause résolutoire tant qu’il n’a pas satisfait à ses obligations. Ce rappel, aujourd’hui conforté par les articles 1219 et 1220 du Code civil relatifs à l’exception d’inexécution, irrigue l’ensemble du contentieux tenant aux désordres affectant les locaux loués.
Les faits : un commandement délivré en présence de manquements du bailleur
Le bail portait sur un immeuble complet comprenant un local commercial en rez-de-chaussée et des appartements situés aux étages. Le locataire s’était engagé à remettre ces logements en état d’habitabilité. Estimant que cette obligation n’avait pas été exécutée, le bailleur délivra, le 22 avril 2014, un commandement visant la clause résolutoire.
Il apparut toutefois, lors de l’expertise judiciaire, que le bailleur n’avait pas accompli plusieurs travaux essentiels préalables relevant de son obligation de délivrance. Les menuiseries extérieures du troisième étage étaient dégradées, les poteaux en bois situés entre les fenêtres nécessitaient une reprise complète, l’étanchéité des chéneaux était défaillante et des désordres structurels affectaient plus largement le clos de l’immeuble. Ces travaux relevaient manifestement de la responsabilité du bailleur et conditionnaient la possibilité même pour le locataire de procéder aux aménagements dont il était tenu.
Se fondant sur ces constatations, la locataire sollicita reconventionnellement l’annulation du commandement et la condamnation des bailleurs à réaliser les travaux nécessaires pour permettre une remise en état conforme à la destination des lieux. Elle soutenait que l’exécution de ses obligations était matériellement impossible tant que les manquements du bailleur persistaient.
Le raisonnement des juges du fond : le bailleur en défaut ne peut sanctionner le locataire
Le tribunal judiciaire d’Évreux rejeta les demandes du bailleur. Il considéra que les travaux préalables relevant de sa charge n’avaient pas été exécutés, rendant ainsi impossible l’accomplissement des travaux que le preneur devait assurer. L’inexécution reprochée au locataire n’était donc que la conséquence directe des carences du bailleur. Les juges ordonnèrent à ce dernier de réaliser les travaux de mise en conformité électrique et de réfection du clos de l’immeuble, sous astreinte.
La cour d’appel de Rouen confirma la nullité du commandement. Elle releva que les travaux d’étanchéité, indispensables à la salubrité des appartements et relevant de l’obligation de délivrance du bailleur, n’étaient pas exécutés à la date précise du commandement. Les défauts imputables au bailleur faisaient obstacle à l’exécution des travaux du locataire, de sorte que le manquement reproché ne pouvait être retenu.
La cour d’appel précisa que certains travaux, notamment électriques, avaient été transférés à la charge du locataire par un avenant postérieur, mais cette circonstance ne modifiait pas l’analyse centrale : tant que les désordres imputables au bailleur subsistaient, le commandement délivré sur le fondement de la clause résolutoire ne pouvait produire aucun effet.
La Cour de cassation : la confirmation ferme du principe de réciprocité
La troisième chambre civile rejette le pourvoi. Elle réaffirme que la clause de prise des lieux en l’état ne saurait exonérer le bailleur de son obligation de délivrance. Le bailleur reste tenu d’assurer la solidité de l’immeuble, d’assumer les grosses réparations et de remettre au locataire un local apte à l’usage convenu. Les désordres d’étanchéité et de clos constatés relevaient donc incontestablement de sa responsabilité.
La Haute juridiction rappelle également que l’appréciation des manquements contractuels doit se faire à la date précise du commandement délivré au visa de la clause résolutoire. Elle constate que la cour d’appel s’est correctement placée au 22 avril 2014, date d’expiration du commandement. À cette date, les travaux du bailleur étaient demeurés inexécutés. La locataire se trouvait par conséquent dans l’impossibilité matérielle de remplir ses propres obligations, de sorte que le manquement reproché ne pouvait être constitué.
Il en résulte que la clause résolutoire ne peut jouer lorsque le manquement imputé au locataire résulte de l’inexécution préalable du bailleur. Celui-ci ne peut tirer avantage d’une défaillance dont il est l’auteur.
Portée : la réaffirmation de l’exception d’inexécution dans les baux commerciaux
Cette décision illustre parfaitement la mise en œuvre de l’exception d’inexécution dans les relations locatives commerciales. L’obligation du bailleur d’exécuter en premier demeure structurante : elle conditionne la possibilité pour le preneur d’exécuter ses propres engagements. Tant que cette exigence n’est pas respectée, toute tentative de mise en œuvre de la clause résolutoire est vouée à l’échec.
La Cour rappelle également une ligne jurisprudentielle constante. Le locataire peut, sans mise en demeure préalable, suspendre le paiement du loyer ou l’exécution de ses travaux lorsque les manquements du bailleur sont suffisamment graves pour priver les locaux de l’usage convenu. Le juge doit, en outre, apprécier la situation exclusivement au jour de l’expiration du délai fixé dans le commandement, et non à une date ultérieure.
L’enseignement général est limpide : l’équilibre du bail commercial repose sur la réciprocité et la loyauté des obligations. Nul ne peut invoquer un manquement qu’il a lui-même provoqué. Le bailleur doit donc satisfaire pleinement à son obligation de délivrance avant d’exiger du locataire l’exécution stricte de ses engagements.
Conclusion : la loyauté contractuelle comme garde-fou de la clause résolutoire
La Cour de cassation réaffirme ici que le bailleur doit avoir les mains propres avant de se prévaloir de la clause résolutoire. Ce mécanisme, bien qu’il constitue une arme juridique puissante, ne peut trouver application en dehors du cadre de bonne foi et de loyauté qui gouverne le bail commercial. Son efficacité demeure subordonnée à l’exécution préalable, par le bailleur, des obligations essentielles qui lui incombent.
L’équilibre contractuel et l’interdépendance des obligations ne relèvent donc pas de la théorie : ils constituent des principes opératoires capables d’annuler un commandement et de neutraliser une résiliation de plein droit. La juridiction suprême rappelle ainsi que la cohérence contractuelle doit être préservée et qu’un bailleur ne saurait tirer profit d’une situation qu’il a lui-même créée.